Nous voici à l’étape actuelle de cette grande aventure : l’intelligence artificielle (IA). Si l’ordinateur est un fantastique serviteur calculateur, pendant longtemps il est resté bête : il exécutait fidèlement ce qu’on lui programmait, sans initiative ni adaptation hors de son code. L’IA ambitionne de franchir cette limite, en dotant les machines de capacités d’apprentissage, de perception et de décision semblables à celles de l’humain. En d’autres termes, il s’agit de créer des programmes capables non seulement de calculer, mais de raisonner, apprendre par l’expérience, reconnaître des formes, voire faire preuve de créativité.
L’idée de concevoir des « machines pensantes » n’est pas neuve – on en trouve des traces dans la mythologie (les automates de la légende de Talos, le Golem d’argile animé par la kabbale), et dès 1950, le mathématicien Alan Turing posait la célèbre question « Une machine peut-elle penser ? ». Mais c’est à partir des années 1950-60 que la discipline de l’IA prend son essor, avec des premiers programmes capables de jouer aux échecs, de démontrer des théorèmes mathématiques ou de comprendre partiellement un langage. Au fil des décennies, l’IA a connu des progrès fulgurants, notamment grâce à l’augmentation de la puissance de calcul (voir ci-dessus) et à de nouvelles approches comme le machine learning (apprentissage automatique) et le deep learning (apprentissage profond dans des réseaux de neurones artificiels).
Aujourd’hui, les IA sont présentes partout : dans nos téléphones (assistants vocaux), nos voitures (pilotes automatiques), nos hôpitaux (systèmes d’aide au diagnostic médical), nos banques (algorithmes financiers) et jusque dans la création artistique (des IA composent de la musique, peignent, écrivent des poèmes). Sur certains domaines précis, elles surpassent les humains – par exemple, les échecs et le jeu de go, où les meilleurs programmes ont battu les champions du monde depuis respectivement 1997 et 2016. Ce constat est à la fois grisant et vertigineux : pour la première fois, nous avons conçu un outil cognitif qui semble rivaliser avec l’homme dans des tâches intellectuelles complexes et non plus seulement le seconder.
Quelles sont les implications cognitives et philosophiques de l’essor de l’IA ? On peut en distinguer plusieurs. D’abord, l’IA nous pousse à redéfinir la singularité de l’intelligence humaine. Si une machine peut diagnostiquer une maladie aussi bien qu’un médecin ou conduire une voiture mieux qu’un chauffeur, qu’est-ce qui reste le propre de l’esprit humain ? Certains diront : la conscience, la sensibilité, la créativité. Mais là encore, on voit poindre des IA qui composent des symphonies dans le style de Bach ou écrivent des textes imitant le style de tel écrivain, brouillant la frontière. Ce questionnement nous force à examiner notre cognition sous un jour nouveau, à affiner ce qu’on entend par compréhension, intuition, émotion – des qualités qu’on ne sait pas (encore ?) vraiment implanter dans une puce de silicium.
Ensuite, du point de vue de l’augmentation de l’intelligence humaine, l’IA est un outil d’une puissance prodigieuse. Comme ses prédécesseurs, elle peut nous libérer de tâches mentales pénibles ou complexes. Par exemple, une IA peut analyser en quelques secondes des millions de données médicales pour dégager une tendance ou une corrélation invisible à l’œil nu, offrant au chercheur humain une base de connaissance immensément élargie. Dans la vie courante, les systèmes intelligents peuvent nous assister dans la prise de décision : planifier un itinéraire optimisé, suggérer la prochaine lecture pertinente, traduire instantanément une langue étrangère, etc. En ce sens, l’IA agit comme un amplificateur de nos capacités d’analyse, de décision et même de création (certains artistes travaillent en tandem avec des IA génératives pour explorer de nouvelles formes d’art). L’objectif n’est pas de remplacer l’humain, mais de former avec la machine une équipe où chacun excelle dans son domaine – on parle d’intelligence augmentée plutôt que d’intelligence artificielle isolée intelligence-artificielle.com. C’est l’idée que l’alliance de l’homme et de la machine aboutit à une performance supérieure à l’une ou l’autre séparément.
Sur un plan plus spéculatif, certains envisagent que l’humain finisse par fusionner partiellement avec ses créations intelligentes. Des neurotechnologies sont déjà capables de relier le cerveau à des ordinateurs (interfaces cerveau-machine permettant par exemple à des paralysés de contrôler un bras robotique par la pensée). Le futuriste Miguel Nicolelis prédit qu’« dans les prochaines décennies, nous verrons une fusion progressive entre les cerveaux biologiques et les machines, créant une nouvelle forme d’intelligence augmentée automatesintelligents.com. Cette perspective évoque un véritable changement d’échelle : après avoir créé des outils extérieurs, l’humain pourrait s’hybrider avec eux, faisant de nos neurones et des microprocesseurs un seul réseau pensant. Ce scénario soulève autant d’enthousiasme (capacités cognitives démultipliées, accès direct à l’information mondiale, etc.) que d’inquiétude (perte de l’identité individuelle, risques de contrôle ou de bug à l’échelle mentale).
Enfin, l’IA questionne la société sur l’éthique et la maîtrise de ces nouveaux agents. Donner de l’autonomie à des systèmes non-humains implique de définir des règles, un peu comme nos lointains ancêtres devaient apprivoiser le feu pour qu’il serve sans ravager. L’IA est un feu de l’esprit potentiellement très bénéfique – imaginons une IA générale aidant à résoudre les grands problèmes climatiques ou médicaux – mais aussi potentiellement dangereux si mal contrôlé (les fictions regorgent de scénarios à la Terminator ou Matrix où l’IA se retourne contre son créateur). Nous sommes donc placés dans la situation de Prométhée moderne, maniant une flamme nouvelle.
D’un point de vue de la continuité historique, l’intelligence artificielle apparaît à la fois comme l’aboutissement et le prolongement naturel de la longue chaîne d’outils cognitifs. Elle synthétise en effet plusieurs tendances : externaliser la mémoire (bases de données), accélérer le calcul (processeurs), diffuser le savoir (Internet) et maintenant, imiter le raisonnement. En un sens, l’IA est l’outil cognitif ultime – un outil qui pense. Mais il faut souligner que dès lors, la frontière entre l’outil et l’humain devient floue : si l’outil pense de lui-même, est-ce toujours un simple outil ou une alter-intelligence avec laquelle coopérer ? Cette question très actuelle montre que notre coévolution avec nos inventions a atteint un niveau inédit de complexité.
Pour nous guider, nous pouvons nous rappeler que l’être humain a su, à chaque étape, intégrer ses créations à son schéma de pensée. Certains philosophes contemporains parlent de « l’esprit étendu » : notre cognition inclut les objets extérieurs qui participent à nos processus mentaux psychomedia.qc.ca. Par exemple, un carnet de notes pour un écrivain ou un smartphone pour un adolescent font en quelque sorte partie de leur système cognitif – ils s’en servent pour se souvenir, calculer, s’orienter. Clark et Chalmers, qui ont formulé cette thèse de l’esprit étendu, définissent un système cognitif élargi comme incluant un objet externe accomplissant une fonction normalement réalisée par le cerveau psychomedia.qc.ca. À la lumière de cette idée, l’intelligence artificielle n’est pas autre, elle est unélargissement de nous-mêmes. Si nous l’adoptons en conscience et avec éthique, elle peut devenir une composante précieuse de notre esprit collectif, un compagnon de pensée.